Auteure de « Mal Entendus » aux éditions Payot & Rivages, Nina Fasciaux sera à Bordeaux le 19 juin pour une présentation de son ouvrage, à la Librairie Géolibri (Darwin). Dans cet entretien, elle invite les journalistes à non seulement “informer”, mais aussi à “prendre soin du lien”.

Céline Boileau : Comment a été reçu votre livre par le public et les journalistes ?

Nina Fasciaux : J’avais deux craintes : que cela ne touche pas assez le grand public, et que les journalistes se braquent. Du côté du public, le livre rencontre finalement un large écho, toutes professions confondues. Y compris chez les médecins, par exemple, qui exercent aussi un métier basé sur le lien et ont besoin de faire appel à l’écoute. Côté journalistes, j’ai reçu beaucoup de témoignages individuels de professionnels qui adhèrent à la vision de leur pratique comme un « métier du lien », et le livre a été pour eux porteur d’espoir : ils m’ont confié que les réflexions présentes dans le livre leur ont redonné envie d’exercer ce métier tel qu’ils le percevaient quand ils ont commencé.

Céline Boileau : Dès les premières pages, vous parlez d’une étude de Destin Commun (2019) qui montre que « plus les citoyens consomment d’information, moins ils sont capables de comprendre une opinion opposée à la leur ». Comment l’expliquez-vous ?

Nina Fasciaux : Aujourd’hui, on peut s’en référer à l’étude plus récente de Reuters de 2024 « What do People want ? Views on Platforms and the Digital Public Sphere in Eight Countries » (à traduire en ligne). Elle montre que pour le public, les médias sont encore plus clivants que les réseaux sociaux. Les médias sont souvent enfermés dans une logique binaire, formés à l’idée que deux idées opposées montrent une réalité globale, par exemple sur la question climatique, les énergies vertes ou le nucléaire. Or la réalité est toujours plus compliquée et la plupart de la population veut une information plus complexe et nuancée. Les gens sont plutôt modérés que ce que l’on perçoit sur un sujet qui oppose.

Céline Boileau : Quel rôle jouent les pratiques journalistiques elles-mêmes dans ce processus et que préconisez-vous?

N.F : C’est un tout. Dans la préparation d’un article, nous avons tendance, parfois sans en avoir conscience, à adopter cette vision binaire, du fait de nos propres biais qui nous poussent à confirmer nos croyances. 

Puis, lorsque les journalistes interrogent leurs sources,  les questions sont encore trop souvent fermées, et ont pour la plupart été anticipées. Prendre conscience de notre voix intérieure, celle qui nous empêche d’écouter, est un premier pas important. On peut s’entraîner à la faire taire, au moins le temps de l’écoute.

Il faudrait aussi être conscient de son biais de confirmation, et être plus transparent sur le choix de son angle à l’étape de rédaction. C’est important, sinon c’est envoyer le message que la réception par le public ne compte pas. 

Ne pas couper la parole, enfin, évidemment. 

C.B : Vous mentionnez aussi la responsabilité du public dans ce manque d’écoute

N.F : Certaines personnes ont pris conscience qu’elles ont un rôle actif à jouer dans leur manière de s’informer : notamment parce que le cerveau ne peut pas assimiler les informations qui lui parviennent à un rythme aussi effréné. Il s’agit là de réussir à s’informer seulement quand on est en capacité mentale de le faire.

C.B : Que conseilleriez-vous à une rédaction locale qui veut reconstruire un lien avec son audience ? Comment un journaliste peut-il se former à l’écoute ? Que préconisez-vous dans vos formations ?

N.F :  Le super pouvoir du journaliste local, c’est le lien. Et c’est même pour cela que les rédactions nationales ont besoin d’eux. Mais attention à ce que les sources ne soient pas utilisées comme des ressources. Cela passe justement par le fait d’entretenir ce lien, même quand on n’a pas besoin d’elles. Le lien, et l’information recueillie, sont ainsi plus authentiques.

Je forme régulièrement des journalistes au sein du Solutions Journalism Network (NDR : voir ici les formations gratuites en ligne, donc celle pour nuancer davantage les récits et son premier pilier pour écouter différemment, le looping. Pour y accéder en français, passez par les outils de traduction automatique en ligne, comme DeepL ou Google Traduction par exemple). 

Je me souviens d’une personne dans notre formation en 4 étapes sur le looping, qui trouvait le processus terriblement ennuyeux et redondant. Mais quand elle s’y est mise, elle a pris conscience de tout ce sur quoi elle était passée à côté dans sa carrière de journaliste parce qu’elle n’écoutait pas aussi bien qu’elle le croyait.

Enfin, il faut admettre que l’écoute, c’est complètement contre-intuitif. Pour s’aider, on peut s’inspirer du travail des médiateurs, par exemple, ou même travailler avec eux.

C.B : Comment les journalistes peuvent-ils être acteurs d’un changement de culture médiatique — sans renier l’exigence du métier ?

N.F : Ils peuvent se poser plusieurs questions.
Premièrement : pourquoi ils ont voulu être journaliste, et se reconnecter avec cela. Personne ne fait ce métier parce qu’il veut noyer son public sous de mauvaises nouvelles ! Beaucoup de journalistes voulaient initialement changer le monde! Il faut les inviter à comparer leurs aspirations avec l’impact réel de leur travail sur la société. Deuxièmement : constamment se demander ce qu’on a pas compris, ce qu’on a loupé sur un sujet. Pour aller toujours plus loin que l’évidence.

Le journalisme est un métier du lien. Aujourd’hui, dans notre société polarisée, c’est important de rappeler d’abord notre socle commun, ce qui nous relie, plutôt que de s’écharper sur des désaccords qui ne sont parfois même pas le fond du problème.

Par exemple, dans l’opération médiatique « Faut qu’on parle », on invite les citoyens à parler d’abord de ce qui nous lie, et après seulement de ce qui nous divise.

Dans notre réseau, on préconise aussi de se poser la question suivante : « est-ce qu’une seule personne peut se sentir humiliée par l’information que je produis ? Si la réponse est oui, alors je reformule ».

C.B : Quelles pistes explorez-vous aujourd’hui pour prolonger cette réflexion ou la mettre en pratique ?

N.F  : Dans le TedX de février 2025, je parle de créer des Bridging News, au lieu des Breaking News. Je développe actuellement cette pensée.

Auteure : Céline Boileau

En savoir plus : 

Fasciaux, N. (2025). Mal entendus : Les Français, les médias et la démocratie. Paris : Payot. 

Rendez-vous lors de la présentation de « Mal Entendus » à la librairie Géolibri, un événement co-organisé et co-animé par Ismée, nouveau média participatif de l’Entre-deux-Mers.

Animation par Anne-Sophie Novel et Didier Pourquery. https://asso.librairies-nouvelleaquitaine.com/librairies/librairie-geolibri/ 

Il sera aussi possible d’interviewer Nina Fasciaux en amont de la rencontre au Club de la Presse. Renseignez-vous auprès du Club.

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